Par le Père Dominique Janthial.
« Le Seigneur est-il au milieu de nous, oui ou non ? » La question des fils d’Israël dans le désert, en proie à la fin et à la soif, résonne de manière particulière pour nous qui sommes également éprouvés dans cette pénible situation qui nous touche tous même si certains ont des raisons d’être plus particulièrement angoissés. Je pense aux personnes malades bien sûr et à leurs proches mais aussi à ceux qui sont déstabilisés économiquement, inquiets pour la survie de leur entreprise ou même pour la subsistance de leurs familles et peut-être particulièrement aux anciens mis en quarantaine dans leurs homes, privés de ces visites qui sont si importantes pour leur moral. Plusieurs personnes nous ont également fait part de leur tristesse de ne plus pouvoir assister à la messe ni en semaine, ni même le dimanche ou le samedi soir…
L’évangile de ce jour – le dialogue entre Jésus et la Samaritaine – vient à point nommé, me semble-t-il pour répondre à cette question : « Le Seigneur est-il au milieu de nous ? » Est-ce qu’il nous accompagne dans cette situation ? Est-ce qu’il s’occupe de nous ? Jésus traverse cette région aride de Samarie et voici que se pose un problème d’intendance : ils n’ont plus de vivres. Heureusement les magasins sont ouverts et les apôtres partent à la ville acheter de quoi manger. Et Jésus reste seul et s’assied au bord d’un puits, c’est l’heure chaude de la journée et il est fatigué par la route. Arrive une femme et Jésus engage la conversation avec elle, traversant la barrière qui tient normalement à distance les juifs des non-juifs.
Et tout part du besoin concret de Jésus, il a soif : il demande à boire. Et sa demande suprend. Elle surprend la Samaritaine car « les Juifs évitent en effet la fréquentation » des gens de son peuple. Mais elle nous surprend également : Jésus n’aurait-il pas pu, comme Moïse, frapper un quelconque rocher et en faire jaillir de l’eau ? Jésus n’est-il pas plus grand que Moïse ou que Jacob qui a donné ce puits « et qui en a bu lui-même, avec ses fils et ses bêtes » ? Si bien sûr ! Mais Jésus est venu étancher une soif plus profonde, plus fondamentale. Cette soif et cette faim inextinguibles qui habitent le cœur de l’homme et le poussent sans cesse en avant dans une recherche inlassable sans qu’il ne puisse jamais parvenir à satiété. Cette soif que seul Dieu lui-même peut étancher…
La femme de Samarie n’est pas sotte. Elle comprend vite quelle est la nature de cette eau vive que Jésus lui propose et qui serait en mesure d’exaucer son désir. Ce désir tellement insatiable que cinq maris n’aient pas réussi à le calmer, elle sait bien que seul Dieu pourrait l’exaucer. C’est pourquoi elle élève le débat en parlant d’adoration : « Nos pères ont adoré sur la montagne qui est là, et vous, les Juifs, vous dites que le lieu où il faut adorer est à Jérusalem ». Et la réaction de Jésus est extrêmement claire et c’est là que nous sommes rejoints, nous qui dans notre désert à nous célébrons pour la première fois la messe dominicale en mode délocalisé : « Ni dans sur cette montagne, ni à Jérusalem », mais en tout lieu en esprit et en vérité ! « Dieu est esprit, et ceux qui l’adorent, c’est en esprit et vérité qu’ils doivent l’adorer ».
Et Jésus va instituer l’eucharistie précisément pour que nous puissions vivre cela. Car l’eucharistie transporte ce qui faisait la réalité du Temple de Jérusalem dans toutes les dimensions du temps et de l’espace. Grâce au geste que Jésus pose le soir de la Cène, son sacrifice pascal est potentiellement rendu présent pour tous les peuples – même les Samaritains – et dans toutes les époques. Nous en sommes les bénéficiaires. Mais me direz-vous, en quoi sommes-nous rejoints dans la situation concrète qui est la nôtre aujourd’hui ? Eh bien d’abord parce que, précisément, cette parole nous rejoint nous qui sommes conduits par la force des choses à adorer Dieu « en tous lieux », c’est-à-dire dans nos maisons. Mais à travers cette parole je comprends aussi que Dieu veut nous faire approfondir le sens de notre participation à l’eucharistie.
Car participer à l’eucharistie ne veut pas dire chanter, faire une lecture ou lire les intentions. Participer à l’eucharistie c’est d’abord s’unir au sacrifice de Jésus, comme nous le rappelle utilement Saint Paul : « Au temps fixé par Dieu, Christ est mort pour les impies que nous étions ». Nous unir « en esprit et en vérité » à Jésus qui s’offre à son Père pour faire Sa volonté. Cela s’éloigne sans doute d’une conception un peu abâtardie qui ne voit l’eucharistie que comme le rassemblement des croyants dont le point culminant serait l’échange de la paix. Significativement, c’est d’ailleurs le premier rite dont les circonstances sanitaires actuelles nous ont privé. Et puis maintenant nous sommes également privés pour la plupart d’entre nous de la participation sacramentelle au sacrifice dans la communion au pain et au vin, au corps et au sang du Christ. Mais cela ne signifie aucunement qu’il nous est impossible de nous unir au sacrifice de Jésus en pratiquant ce que l’on appelle – dans la grande tradition de l’Église – la communion de désir, ou d’intention. Et ainsi retrouver peut-être plus profondément le sens de notre participation à la messe.
Voyez, Dieu est bien avec nous. Du rocher de nos épreuves jaillit l’eau vive de sa parole qui nous accompagne dans notre désert. Nous nous apprêtions en paroisse à vivre une semaine de jeûne et voici que les circonstances nous désignent un autre jeûne. Unissons-nous à Jésus qui nous dit aujourd’hui : « Pour moi, j’ai de quoi manger : c’est une nourriture que vous ne connaissez pas. Ma nourriture, c’est de faire la volonté de Celui qui m’a envoyé et d’accomplir son œuvre ». Amen !